« Heureux toi qui ne peux te contenter de la justice des hommes ; Tu découvriras ce que tu ne peux pas même soupçonner », écrivait Éric de Putter en 2010 dans une relecture assumée des Béatitudes. Cinq ans après son assassinat, le 8 juillet 2012 sur le campus de l’UPAC à Yaoundé (Cameroun), alors que meurtriers et commanditaires courent toujours, et que la Justice des hommes au Cameroun comme en France est au point mort, ses mots ont en moi une résonance particulière.
Chaque jour depuis cinq ans, je revois cet homme profondément bon, passionnément non violent et d’une intégrité absolue. Les adjectifs sont d’ailleurs toujours insuffisants lorsqu’il s’agit pour moi de le définir. Alors pourquoi une mort aussi violente ? L’avenir nous le dira. Dans un futur proche ou lointain, nous saurons. C’est une promesse, un engagement. D’ici là, ma certitude, c’est qu’en l’assassinant lâchement, les meurtriers et les commanditaires ont voulu tuer la personne extraordinaire qu’il était. Ils ont voulu tuer l’amoureux de Liberté et l’épris de Justice. Ils espéraient semer la peur, le chaos et le désarroi. Et pourtant, Éric est bien vivant dans les cœurs de tous ceux qui l’aiment. L’amour est immortel. Avec ses milles visages, il ne meurt jamais. Il se transforme, se transmet et se démultiplie.
Ainsi, plus de deux mille personnes se sont engagées pour réclamer Justice pour lui, pour tous. En signant et en partageant une pétition appelant à faire la lumière sur les circonstances de la mort d’Éric et que justice soit rendue, il s’agissait non seulement de demander Justice pour Eric, pour sa fille, pour sa veuve que je suis, pour sa famille mais aussi ses étudiants, ses amis, ses collaborateurs et bien au-delà. En effet, là où la Justice fait défaut à un, elle fait défaut à tous. Ces milliers de signatures m’ont émues et encouragées dans la persévérance. Nous ne sommes pas seuls.
Ce soutien se traduit aussi dans le soutien à l’Association Semeurs de Liberté, créée en sa mémoire, et qui remet chaque année le Prix Eric de Putter au sein de la Faculté de Théologie de Strasbourg. D’une valeur de 2000 euros, il est destiné à récompenser, en participant aux frais de publication, une thèse de doctorat spécialité « Théologie Protestante » ou « Sciences Religieuses » de grande qualité et à caractère interdisciplinaire ou pluridisciplinaire.
A notre demande, une plaque a également été inaugurée dans les jardins du Defap, cette maison porteuse d’histoire et de mémoire.
Si les institutions ecclésiales n’ont toujours pas su se montrer à la hauteur d’attentes légitimes, des hommes et des femmes, qui n’étaient pas préparés à un tel malheur, ont fait preuve, dans le secret de leur cœur, d’accueil, de simplicité, d’humilité et de compassion. D’une commune détermination, nous avons pu cheminer ensemble sur le long chemin de la Justice. Ils se (re)connaissent et savent compter sur ma gratitude et mon respect.
Les hommes passent. Les institutions restent. Aussi, j’appelle les changements de gouvernance à ne pas être synonymes d’oubli, de détachement ou de lassitude. En tant que protestants, nous pouvons faire mieux. Nous le devons aux idéaux portés par la révélation de nos convictions et de notre foi commune. L’exigence et la détermination, c’est aussi cela l’Amour.
Depuis cinq ans, les personnes que je rencontre me demandent d’où me vient cette force, cette détermination qui m’accompagne et me porte. Outre l’évidente puissance de l’amour maternel, ma réponse, véritable profession de foi, reste invariable. Lorsque la mort rôde, lorsque la colère aveugle, lorsque la tristesse enferme, lorsque les inégalités s’aggravent, lorsque la corruption et les injustices font lois, lorsque le racisme, le tribalisme, les préjugés, la violence, les conformismes et les hypocrisies semblent l’emporter, je persiste à affirmer que l’amour est plus fort que la haine, plus fort que la mort. L’amour nous permet d’accéder à ce que nous ne soupçonnons pas, ce que nous n’osons espérer. Je crois en la puissance de la vie. C’est dans sa fragile beauté que je perçois sa profondeur et son authenticité. J’espère en la justice dont je connais les limites. Je sais devoir aller plus loin que ce qu’elle a à offrir. Je crois que la fraternité fait vivre, fait revivre ; elle est vie. Un Frère, une Sœur, c’est cette personne qui se tient à nos côtés, tantôt silencieuse, tantôt loquace, et toujours bienveillante, et nous dis : je suis là. Un présent infini qui ne se conjugue qu’à l’indicatif. Je crois qu’en dépit de ce que nous sommes et malgré ce que nous tardons à devenir, il y a en chacune, en chacun, une capacité d’émerveillement qui relie à la vie, à l’ultime. Je lui donne le nom d’espérance.
Cette espérance est vivifiée chaque jour par tous les signes d’affection reçus de tant de personnes… ! Je n’aurais jamais assez mots pour remercier toutes les mains tendues, toutes les prières silencieuses et les messages fraternels reçus après le drame, ou après chaque article de Réforme. Certains paroissiens ont ainsi été les bras qui accueillent et qui réconfortent, les sourires vivants, les mots chaleureux, le regard bienveillant qui sauve. Ma gratitude pour eux, pour vous, n’a pas de limites.
Dans une conversation avec mon ami Marc Frédéric Muller, alors que nous évoquions ensemble le pardon, je repensais à cette citation de Paul Ricoeur, philosophe cher à Éric de Putter, qui dit qu’«entrer dans l’aire du pardon, c’est accepter de se mesurer à la possibilité toujours ouverte de l’impardonnable.»
L’impardonnable serait d’oublier. L’impardonnable serait de cesser d’aimer.
Marie-Alix de Putter
NB : article initialement publié dans Réforme N°3713 du 6 juillet 2017.
Les visages de l’Amour
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